Les incivilités au travail, une réalité préoccupante pour les entreprises

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Ces comportements, souvent perçus comme mineurs, peuvent avoir des conséquences dévastatrices sur le climat de travail et la productivité des employés. Quelles sont les différentes formes d'incivilités au travail ? Quels sont leurs impacts sur le milieu professionnel ? Et dans quelles mesures l’employeur peut lutter contre ces agissements ?

L’incivilité au travail, un risque psychosocial sous-estimé

À l’échelle nationale, les tensions et conflits au sein des entreprises engendrent un coût estimé à 152 milliards d’euros par an (étude OpinionWay), soit l’équivalent d’un mois de travail perdu chaque année. L’incivilité, véritable fléau contemporain, figure parmi les principales sources de micro-tensions qui détériorent le quotidien de millions de salariés. Selon une enquête Eléas, 42% des salariés français déclarent être exposés aux incivilités, dont 48% émanent de collègues. Plus alarmant encore, 75% estiment que ces comportements nuisent à leur productivité et 77% à leur santé.

La majorité des salariés (71%) perçoivent une augmentation des incivilités, qu’ils attribuent à l’évolution des mentalités, à la fragilisation du lien social et à la disparition des normes comportementales communes entre générations. Chaque génération apporte ses propres codes, source potentielle d’incompréhensions, voire de mal-être. Les jeunes (16-34 ans) sont d’ailleurs perçus comme les plus enclins à l’incivilité.

Les manifestations d’incivilité sont multiples : insultes, dénigrements, moqueries, reproches publics, ton méprisant ou grossier, écoute distraite, interruption intempestive, dissimulation d’informations, remarques désobligeantes, isolement, écrits impolis ou comminatoires, discrédit, départ inopiné en réunion, absence de salutations, réponses ironiques, etc. Pris isolément, ces actes paraissent anodins. Pourtant, ils relèvent de « comportements impolis, condescendants et ostracisants qui enfreignent les normes de respect au travail, tout en semblant banals » (Cortina et al., 2017). Leur répétition ouvre la voie à des dérives plus graves : harcèlement, agressions, discriminations, etc.

Une tolérance persistante dans les entreprises

Selon l’article L.4121 du Code du travail, l’employeur doit garantir la sécurité et protéger la santé physique et mentale des salariés. Si la prise en compte des risques psychosociaux majeurs (notamment le harcèlement) s’est généralisée depuis 2002, les incivilités restent souvent banalisées, voire tolérées, au sein des organisations. Seules 35% des entreprises sont perçues comme réellement engagées dans la lutte contre ces comportements (enquête Eléas).

Nombre d’employeurs considèrent, à tort, que l’éducation comportementale des salariés ne relève pas de leur responsabilité. Pourtant, la loi leur impose de prévenir également les incivilités et violences verbales, même jugées mineures ou isolées. La jurisprudence récente rappelle que l’employeur doit agir de manière proactive et peut voir sa responsabilité engagée en cas de carence dans la prévention ou la réaction face à ces actes. Ainsi, la Cour de cassation a condamné un employeur pour manquement à son obligation de sécurité, même en l’absence de qualification de harcèlement moral, dès lors que des incivilités répétées avaient été signalées et ignorées, créant un environnement de travail dégradé.

Construire une culture d’entreprise respectueuse

La prévention passe par l’instauration d’une culture d’entreprise fondée sur le respect et l’équité, dès l’intégration des nouveaux collaborateurs. Des formations à la communication et à la gestion des conflits sont essentielles pour sensibiliser les managers, acteurs clés de la détection des situations à risque. L’évaluation annuelle peut intégrer des objectifs comportementaux. Les enquêtes internes, consécutives à des signalements, permettent d’identifier et de corriger les dérives. Enfin, chaque écart doit faire l’objet d’un recadrage équitable, écrit ou oral.

Si toutes ces mesures échouent, le licenciement du salarié fautif peut constituer l’ultime recours, sous réserve de validation par le juge prud’homal.

Une jurisprudence nuancée sur la sanction

Les juges reconnaissent la responsabilité de l’employeur en matière de risques psychosociaux, mais se montrent nuancés quant à la qualification et la sanction des incivilités. Plusieurs décisions récentes rappellent que l’insulte ou l’agression verbale ne justifie pas systématiquement un licenciement, notamment en présence de circonstances atténuantes (harcèlement subi, ancienneté, absence d’antécédents).

Par ailleurs, certaines incivilités sont parfois considérées comme relevant de la liberté d’expression du salarié, protégée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Convention européenne des droits de l’homme et l’article L.1121-1 du Code du travail. Ainsi, la Cour de cassation a invalidé le licenciement d’une salariée pour des propos jugés non injurieux ni excessifs, et la CEDH exige un examen approfondi de la gravité et des conséquences des propos avant toute sanction. La liberté d’expression demeure inattaquable lorsqu’elle s’exerce dans la sphère privée, comme l’a illustré un arrêt de 2024 concernant des messages racistes échangés dans un cercle restreint, sans incidence sur l’entreprise.

En définitive, les incivilités au travail, qu’il s’agisse d’insultes, de propos dénigrants ou d’agressions verbales, constituent un enjeu majeur pour la santé des salariés et la performance des entreprises. Si l’employeur est tenu à une obligation de prévention et de réaction, la jurisprudence montre que la sanction disciplinaire, en particulier le licenciement, n’est pas systématiquement validée, même face à des comportements manifestement déplacés.

L’entreprise se retrouve ainsi, une fois de plus, placée entre le marteau et l’enclume.